38

Un fort contingent de soldats attendaient devant une grotte située à proximité de la ville. Les militaires avaient entassé fagots et résine, n’attendant plus qu’un ordre pour enfumer « L’homme sans nom » et la vieille femme qu’on disait sorcière.

Cette fois, cependant, on ne semblait pas disposé à prendre de risques avec une aussi fine lame que « L’homme sans nom » : lorsque, étouffant, le couple sortirait, il tomberait sous le feu d’une quinzaine de mousquets qui formaient demi-cercle devant l’entrée de la grotte.

Surpris, les soldats tournèrent la tête en voyant arriver le lourd carrosse du cardinal mais c’est en toute hâte qu’ils plièrent bagage et s’enfuirent lorsque le colonel-baron Le Clair de Lafitte les dispersa sans ménagement avec sa compagnie de cavalerie lourde.

Aussitôt, un dispositif bien différent remplaça celui des soldats en fuite.

Les ténèbres régnaient à l’intérieur de la grotte, à peine voyait-on un mince filet de lumière filtrant de l’entrée.

La veuve Pesch et « L’homme sans nom », assis sur le sol, se regardèrent :

— Je crois que tout ce fracas, dehors, est pour nous. Tu vois, en te tirant du bûcher, je n’ai point sauvé ta vie et en suis bien désolé.

La vieille femme serra dans les siennes les fortes mains de l’homme sans passé où les rudes travaux des champs avaient formé des cals :

— C’est pour toi, que j’ai grande inquiétude ! Toi, tu es jeune encore !… Quelle folie d’avoir sauvé des flammes ma vieille carcasse !

« L’homme sans nom » la regarda, essayant de percer l’obscurité :

— Tu t’y entends dans l’art des plantes, comme la vieille Hoarau qui me ressuscita des morts voici trois années. Mais tu n’es point sorcière, pas davantage qu’elle ne le fut.

— Eh bien encore ?

— Eh bien, c’est là grande injustice qui t’était faite que de t’accuser à tort.

— Mais tout est injustice ! dit la veuve Pesch en haussant le ton.

« L’homme sans nom » secoua la tête dans les ténèbres.

— Est-ce là raison suffisante pour ne point vouloir changer les choses ?

La vieille femme serra plus fort encore les mains de « L’homme sans nom ».

— Tu es bien le fou qu’on dit par tout le pays !… Tuer tous ces soldats pour une misérable vieille femme en parlant de justice !… À présent, c’est toi qu’ils vont tuer. Ils vont te prendre ta vie.

— Quelle vie ? Je ne sais pas qui je suis, ni d’où je viens. Parfois, des visages d’un lointain passé me reviennent en mémoire mais je ne peux mettre aucun nom sur ces inconnus. C’est une douleur au cœur et à l’âme, cette certitude que ma pauvre tête n’est plus utile à rien.

— Est-ce donc ta blessure, cette cicatrice à la tempe ?

— Je le crois ; une balle m’a labouré l’os du crâne, mais sans y pénétrer, me semble-t-il. Ah, je pense avoir vu bien des blessures, en bien des batailles mais quand, en quels lieux ?

— Tu as été soldat. Et le meilleur. Vois comme tu tiens une épée, on penserait que tu es né avec. Aucun de tous ceux que tu as tués n’est ton égal, sinon, ils ne seraient point morts. Ton bras est tenu par Dieu et tous les anges, peut-être par saint Michel qui terrassa le dragon.

« L’homme sans nom » sourit dans l’obscurité.

— Mes dragons étaient piètres soldats, mais Dieu ait tout de même leurs âmes.

Brusquement, ils dressèrent l’oreille. Une voix assourdie leur venait de l’extérieur. Quoique lointaine, elle éveilla quelque chose de familier chez « L’homme sans nom » qui saisit son épée et se leva en disant :

— Reste ici, je vais voir.

— Non, ne me laisse pas.

« L’homme sans nom » soupira :

— L’âge ne t’a donc point appris la prudence ?

La vieille femme haussa les épaules.

— La prudence !… C’est toi qui parles de prudence !…

Ils se dirigèrent vers l’entrée de la grotte.

Tout ce qui suivit correspondait au vœu d’une femme follement amoureuse qui, graduant les effets, voulait à toute force mettre le plus de chances possibles de son côté et restituer la mémoire à celui qu’elle pensait être le comte de Nissac.

« L’homme sans nom » et la veuve Pesch clignèrent les paupières au sortir de la grotte, éblouis par la vive lumière de l’extérieur.

Puis, pris d’une irrésistible curiosité, « L’homme sans nom » s’approcha du cardinal qui, ému, murmura :

— Bienvenue, Loup de Pomonne, comte de Nissac !

« L’homme sans nom » répéta plusieurs fois « Nissac » avec une expression de profonde douleur sur le visage, comme s’il cherchait désespérément à se souvenir, à saisir ce qui lui était familier et pourtant lui échappait.

Puis, sortant d’une quadruple haie de gendarmes de haute taille qui dissimulaient toutes choses derrière eux, cinq hommes s’alignèrent devant lui et tous portaient semblable foulard rouge autour du cou.

Ils se présentèrent à tour de rôle :

— Melchior Le Clair de Lafitte !

— Sébastien de Frontignac !

— Maximilien Fervac !

— Anthème Florenty !

— César de Bois-Brûlé !

Tel un enfant perdu, « L’homme sans nom » allait de l’un à l’autre, serrant une main, une épaule, et répétant sur un ton oscillant entre allégresse et désespoir :

— Je vous connais !… Je vous connais !… Tous, je vous connais !…

Sortant de la double haie de gendarmes, un écuyer amena un haut cheval noir âgé de trois ans. « L’homme sans nom » le scruta attentivement, hésita longuement, puis lui flatta l’encolure et sourit :

— Et toi, j’ai dû connaître ton père…

Ces visions qui se succédaient si vite troublaient grandement « L’homme sans nom », conscient qu’elles appartenaient à un monde perdu, oublié, englouti, mais qui devait former un tout enfoui moins profondément qu’il ne se l’était imaginé, peut-être à fleur de mémoire.

Par instants, il observait le grand cheval noir ou jetait des regards d’homme traqué au cardinal et aux Foulards Rouges qui tous tentaient de sourire et le plaignaient secrètement tant sa souffrance, déchirante, faisait peine à voir tandis qu’il semblait impossible d’y porter remède.

Un page apporta alors une épée qui fascina l’homme sans nom. C’était une très belle arme, particulière, car on pouvait voir sur la garde armoiries semblables à celles de la bague qu’il portait au doigt et qu’en outre la lame, faite à Tolède, constituait elle aussi grande rareté. « L’homme sans nom » prit l’épée en main, zébra l’air à plusieurs reprises en quelques gestes d’une grande élégance.

Une vision floue lui venait et il murmura :

— J’eus semblable épée, en les moindres détails, et la brisai sur mon genou pour que nul ne l’utilise après… après ma mort !

« L’homme sans nom » réfléchit. Ce souvenir, à n’en point douter, il le datait comme étant le tout premier qu’il eut retrouvé concernant la période jusqu’ici oubliée.

Halluciné, il poursuivit, tandis que les autres prêtaient l’oreille :

— Ils étaient très nombreux… Il en venait de partout… Un compagnon était à mes côtés mais Dieu, qu’ils étaient nombreux !… Impossible de résister à une telle multitude…

Puis, ce fut comme un éblouissement.

Elle arrivait d’un autre côté et se trouvait brusquement devant lui, à contrejour, les cheveux nimbés de doré et de bleu.

Il reconnut sa silhouette, la taille fine, les hanches généreuses mais ne distinguait toujours pas son visage. En revanche, il éprouva un pincement au cœur en saisissant le chapeau qu’elle lui tendait.

Il s’agissait d’un feutre marine au bord rabattu, au côté duquel se voyait une plume rouge et une autre blanche dont l’heureuse mais agressive harmonie rappelait tout à la fois la violence et la douceur, l’eau et le feu, toutes choses qui voisinaient en l’âme tourmentée du seigneur de Nissac.

On n’avait jamais vu deux fois telle coiffure en le royaume des lys et même « L’homme sans nom » ne pouvait ignorer cela : le feutre marine, ou son semblable, lui avait appartenu, il n’en douta pas un instant. En d’autres circonstances, sans doute eût-il concentré toute son attention sur cette question mais déjà, il ne s’y intéressait plus guère, cherchant le visage de la femme qui se trouvait devant lui, un visage que lui dissimulait toujours le soleil auquel il faisait face.

— Loup, mon beau seigneur, j’ai toujours pensé que nous nous reverrions un jour, dans un matin bleu et ensoleillé…

La voix le pétrifia.

Lentement, la jeune femme se déplaça et il découvrit enfin ses traits, ce visage qu’il n’avait jamais oublié.

— Mathilde !

Dates, visages, lieux se bousculaient en son esprit fiévreux. À une vitesse qui lui donna le vertige, et en un temps qui n’excéda point quelques secondes, des milliers de choses reprirent leur place ancienne. Passé, souvenirs, situations, cours de la pensée, tout s’ordonna de sorte que cette longue éclipse de trois années se dissolvait comme un parfum délétère au contact de l’air.

Il était Loup de Pomonne, comte de Nissac, lieutenant-général d’artillerie en l’armée royale, chef des légendaires Foulards Rouges et caressait avec le duc de Salluste de Castelvalognes, général des jésuites, l’idée de changer le monde, de donner un sens à toutes ces pauvres vies croisées depuis le jour de sa naissance, voilà quarante et un ans.

Mais enfin, mais surtout, il était l’amant comblé de la plus belle des femmes, la plus tendre et la plus sensuelle, la plus émouvante aussi, celle qu’il chérissait bien davantage que sa pauvre vie : Mathilde de Santheuil, son grand, son unique amour.

Il fit un pas vers la jeune femme.

— Mathilde, ma tendre amie, mon doux amour, il n’est de jour en la pauvre prison de mon esprit perdu en les limbes, pendant tout cet affreux naufrage de ce que j’avais été, où je n’ai songé à vous, vous croyant un merveilleux songe illuminant la vie d’un malheureux manouvrier et cependant, je n’ai cessé de vous aimer.

Il prit les mains de Mathilde et tomba à genoux devant elle.

Cette scène d’une grande beauté et d’une rare galanterie qui rappelait les temps anciens de la chevalerie bouleversa tous ceux qui la virent et, pour lui-même, le cardinal murmura :

— Comte de Nissac, au plus fort de ta détresse, de l’abandon de tous et de ta perdition, tu as conservé dignité, courage et noblesse. Un jour, je ferai de toi le plus jeune maréchal de France !

Melchior Le Clair de Lafitte, auquel l’émotion fit un instant oublier à qui il s’adressait, répondit :

— Qu’on lui donne le bonheur auquel il aspire, et ce sera justice !

Mazarin lui adressa un regard foudroyant :

— Colonel, la justice, c’est à la pointe de l’épée, qu’on l’impose. Et d’épée, je n’en connais point de meilleure en tout le royaume de France que celle du comte de Nissac.

Les foulards rouges
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